• Le crime du comte Neville


     

    Titre : Le crime du comte Neville

    Auteure : Amélie Nothomb

    Première parution : Août 2015

    Édition lue : Albin Michel

    SYNOPSIS

     « Ce qui est monstrueux n'est pas nécessairement indigne. »

     

    Amélie Nothomb est une femme de lettres belge francophone. Ses romans, décrits comme une intertextualité entre la littérature japonaise médiévale et la littérature occidentale, évoquent des thèmes comme le sens de la vie et de la condition humaine, le métier d'écrivain — ils mettent également en scène un personnage de l'écrivain présenté comme autobiographique — ou encore le suicide amoureux. Depuis ses débuts en 1992 elle publie exactement un ouvrage par an.

    Comme chaque année, c'est l'attente, c'est la chaleur qui apaise en excitant... Car août approche, toujours, il veut me prendre, me tirer vers la sortie, et la sortie c'est les cours, la socialisation, les problèmes — sans société, comment voulez-vous que j'aie des problèmes ? —, mais, et là se trouve toute la chair de dilemme, il y a aussi Amélie Nothomb qui publie son dernier né. Le rejeton de 2015 est un bel hommage à Oscar Wilde et accessoirement — ô surprise — un conte.

    « L'insomnie consistait en une incarcération prolongée avec son pire ennemi.

    Ce dernier était la part maudite de soi. »

    Pour faire court : c'est un comte qui apprend d'une voyante — qui a recueilli sa fille après une prétendue fugue — qu'il tuera, à la grande réception d'octobre, un de ses invités. Nous est ensuite expliqué que tuer un invité, cela ne se fait pas. L'écriture n'emprunte rien : c'est du Nothomb tout craché, et c'est je pense une des seules qualités, finalement, de cette romancière. Elle sait happer le lecteur, elle a cette technique inimitable de l'adjectif biscornu, de la tournure cynique risible, de l'attachement méprisable, du mépris mesuré dans les lignes, qui peut faire passer n'importe quelle histoire — d'où, de mon intime confession, la sortie annuelle de roman ; comme, dit-elle, des accouchements. Le style sait jouer ces tours particuliers et entraînants, il gobe en quelque 130 pages cette fois-ci.

    « J'ai plus de tolérance pour le parricide et le matricide que pour l'infanticide. »

    Il y a également l'histoire, toujours aussi familière, dans le fond, et singulière, tissée on ne sait d'où, sortant on ne sait de quelle imagination noirâtre et dérangée, déformée. Il y a le fil, ingénu en apparence, qui s'étire pour devenir monstrueusement hypocrite, volant les fins classiques en en changeant l'ingrédient le plus important de la recette. À ce sujet, l'humour un tantinet vaudevilliste qui se distille paisiblement à chaque bifurcation du conte prend un tournant particulier à la fin, qui détonne, sans en rien dire, comme d'ordinaire. C'est l'originalité, seule, veuve, qui opère dans toutes mes lectures nothombiennes, immanquablement, avec la même intensité ; c'est là la seconde qualité que je pourrais citer si j'avais quelque autre analyse à fournir, et je pense que c'est suffisant.

    « Ne plus posséder cet endroit de rêve n'était pas grave, mais qu'il soit détruit, même à titre d'hypothèse, les suppliciait tous les deux. »

    J'ai toujours l'impression horripilante de me faire arnaquer. Je me fais assurément arnaquer. Et j'en redemande. Béatement. En bon mouton certainement. Conscient, cela je le sais, qu'il ne s'agit pas d'une grande littérature comme j'en suis féru, ce qui me rebute parfois ; qu'il y a là une histoire presque enfantine qui pourrait me faire vomir, encore, du réel. Comme après une partie de billes, je repars avec le sourire en ayant tout perdu : mon temps, mon bien — et, il faut en être sûr, je reviendrai demain pour le même fauchage violent mais joyeux.

    « Vous qui n'avez jamais eu faim, vous ne savez pas ce à quoi la pauvreté accule... »

    Le cynisme m'a fait du bien. J'aurais quand même à reprocher les longueurs dues aux flashbacks sur les vies des personnages, qui n'ont pas grande importance sur le déroulé des événements. Du reste, il ne se passe pas grand-chose. Mais c'est suffisant. J'aurai perdu mon temps, quelques neurones, et pourtant, je reviendrai dans un an. En réalité c'est presque triste. Quelque peu frustrant. Oui, je pense ne rien révéler en disant que ma lecture fut une vraie tragédie grecque...

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  • Enfance


             

    Titre : Enfance

    Auteure : Nathalie Sarraute

    Première parution : 1983

    Édition lue : Folio

    SYNOPSIS

     « Ce livre est écrit sous la forme d'un dialogue entre Nathalie Sarraute et son double qui, par ses mises en garde, ses scrupules, ses interrogations, son insistance, l'aide à faire surgir "quelques moments, quelques mouvements encore intacts, assez forts pour se dégager de cette couche protectrice qui les conserve, de ces épaisseurs (...) ouatées qui se défont et disparaissent avec l'enfance". Enfance passée entre Paris, Ivanovo, en Russie, la Suisse, Pétersbourg et de nouveau Paris. Un livre où l'on peut voir se dessiner déjà le futur grand écrivain qui donnera plus tard une œuvre dont la sonorité est unique à notre époque. » 


    Nathalie Sarraute, Natalia (Natacha) devenue Natalie Tcherniak née à Ivanovo-Voznessensk, en Russie, le 5 juillet 1900, morte à Paris le 19 octobre 1999, est une écrivaine française d'origine russe. Elle a reçu le Prix international de littérature pour son roman Les Fruits d'Or écrit en 1963.

    Cette magnifique autobiographie, empreinte d'une poésie désordonnée et enfantine — c'est ce qui je pense fait le charme de l'ouvrage, puisque les yeux du lecteur rajeunissent à l'entrée puis grandissent, lentement, ces onze années passées avec la narratrice —, est en réalité le dialogue entre les deux parties fragmentées de l'âme de la jeune Nathalie Sarraute... On bascule en effet entre ce qui sera appelé la VOIX CONTEUSE qui raconte fidèlement ces aventures de l'enfance, sans se questionner, sans hésitations ; et la VOIX CRITIQUE qui remet tout en question, qui apporte un semblant de nihilisme à travers des interrogations presque rhétoriques : elle peut s'apparenter à la conscience adulte de l'écrivain. Celle-ci encourage celle-là, ou au contraire lui expose les risques qu'elle encourt à se prendre à ce jeu...

    « À moi aussi un sort a été jeté,
    je suis envoûtée, je suis enfermée ici avec eux, dans ce roman, il m’est impossible d’en sortir… »

    Ce sont donc onze années racontées par bribes, anecdotes presque, des morceaux qui résument, illustrent l'ensemble : une enfance difficile, partagée entre France et Russie, mère et père, belle-mère et belle-sœur, grand-mère et instruction, innocence et violence... Une gaieté que l'on retrouve, très adolescente, fluctuante, fait ainsi office de preuve candide, l'attestation pour l'auteur que tout ceci l'a frappée à ces âges, avec ces pensées, avec ces convictions : des papillons enfantins flottant dans sa tête, sans sérieux aucun — il n'y en a pas besoin.

    « "Dis-moi, est-ce que tu me détestes ?"
    [...] Véra s'arrête brusquement, elle garde le silence... et elle dit de son ton bref, péremptoire :
    "Comment peut-on détester un enfant ?" »

    Je me suis demandé à de très nombreuses reprises si ce n'était pas un peu rafraîchi, alimenté de supputations — et à ce titre il faut remettre une fois encore les honneurs dus à Nathalie Sarraute, qui use de sa voix critique pour lui rappeler qu'elle ne se rappelle pas bien... —, en concluant, toutes les fois, que cela n'avait aucune importance. Sachant qu'en 1983 elle avait 83 ans, c'est un effort titanesque que de remuer ainsi tous les jardins de la basse, très basse, lointaine, petite enfance... Mais on sent également, en lisant, que cela lui a fait un bien fou, qu'elle en avait aussi besoin, à titre personnel comme expérimental : elle l'explique en conversant avec elle-même, beau moyen de s'adresser directement aux éventuelles critiques précoces...

    « Mais maman lâche ma main, ou la tient moins fort, elle me regarde de son air mécontent et elle me dit :
    "Un enfant qui aime sa mère trouve que personne n'est plus beau qu'elle." »

    Un roman d'une beauté, d'une ingénuité magistrales, un grand chef-d'œuvre, très accessible, brut, dur et dru, comme je me souviens de l'emploi fréquent des deux substantifs. On nous fait voyager au cœur d'une époque sombre avec une sorte de joie inconditionnelle, trop durement bâtie pour risquer quelque éboulement que ce soit ; au cœur, de même, de la déstructuration familiale, très présente, et ici sans répercutions : la période des onze ans est indiscutable et tout débordement ne peut être envisageable. Seule son âme d'adulte raisonné se mêle par moments au récit, indubitablement, mais timidement, et pour de courtes durées. Des détails de la vie rappelés, des habitudes de jeunes enfants retrouvées... Et un caractère historique, de mémoire, du reste : non qu'il y ait aucun rapport avec la guerre, mais on a tout de même la description, en son intérieur le plus dénué, d'une caste bourgeoise qui fuit sans cesse, qui s'établit, ravagée par les événements... Toujours avec des yeux d'enfant peu à peu désabusés. Du reste elle n'en montre rien, et là où le livre excelle réellement, c'est qu'il ne nous est pas dit que la chose peut se montrer échevelée, mais au contraire qu'elle est peut-être un peu trop prospère...

    « Je dévale en courant, en me roulant dans l’herbe rase et drue parsemée de petites fleurs des montagnes jusqu’à l’Isère qui scintille au bas des prairies, entre les grands arbres… […] je regarde le ciel comme je ne l’ai jamais regardé… je me fonds en lui, je n’ai pas de limites, pas de fin. »

    Je n'en veux rien dire, mais j'avoue avoir été seulement déçu par la fin, trop brusque à mon goût. Et trois cents pages, c'est trop court, bien trop pour cette plume magnifique : on en veut davantage quand tout se ferme d'un coup sans nous demander notre avis. Je pense que cela fait également partie du travail expérimental mené, comme une vaine et macabre chirurgie sur un passé en lambeaux...

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  • Tropismes


           

    Titre : Tropismes

    Auteure : Nathalie Sarraute

    Première parution : 1939

    Édition lue : Minuit / double

    SYNOPSIS

     « Les tropismes, a expliqué l'auteur “ce sont des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu'il est possible de définir...” Vingt-quatre petits tableaux d'oscillations intérieures presque imperceptibles à travers clichés, lieux communs et banalités quotidiennes : vingt-quatre petits récits serrés, où il n'y a plus de trame alibi, plus de noms propres, plus de « personnages », mais seulement des “elle” et “il” , des “ils” et “elles”, qui échangent leur détresse ou leur vide au long de conversations innocemment cruelles ou savamment féroces. “ Tropismes contient les éléments dont, ensuite, Nathalie Sarraute tirera parti : textes très courts où une conscience jamais nommée, simple référence impersonnelle. s'ouvre ou se rétracte à l'occasion d'une excitation extérieure, recevant la coloration qui permet de l'entrevoir ».

     

    Nathalie Sarraute, Natalia (Natacha) devenue Natalie Tcherniak née à Ivanovo-Voznessensk, en Russie, le 5 juillet 1900, morte à Paris le 19 octobre 1999, est une écrivaine française d'origine russe. Elle a reçu le Prix international de littérature pour son roman Les Fruits d'Or écrit en 1963.

    « En somme, ceux même de ses amis, de ses parents, qui étaient férus de psychiatrie ne pouvaient rien lui reprocher, sinon, peut-être, devant ce manque chez lui d’inoffensives et délassantes lubies, devant son conformisme par trop obéissant, une légère tendance à l’asthénie. »

    L'exploration de l'œuvre continue : j'ai choisi de poursuivre avec le commencement des travaux de Nathalie Sarraute, ce qu'elle-même définit comme le matériau premier de tout ce qui suivra. Ce fut une lecture courte et divertissante, le tissu maître se basant sur une décentralisation des caractères du récit, que nous aborderons un peu plus en dessous. J'ai beaucoup aimé découvrir une nouvelle science des mots, de leurs emplois, de tout ce qu'ils peuvent procurer au lecteur, des sensations inattendues, fraîches, dépaysantes.

    « Ils ne demandaient rien de plus, c’était cela, ils le savaient, il ne fallait rien attendre, rien demander, c’était ainsi, il n’y avait rien de plus, c’était cela, la vie. »

    Encore une fois, je suis sorti de la matière principale pour extirper ce qui me semblait le meilleur de ces quelques lignes d'indécision et de tumulte sombre. On a un portrait très cru, une description continuelle presque ; une toile qui se veut éternelle et dont, éternellement, on ne pourra que supposer les raisons.

    « Elle avait compris le secret. Elle avait flairé où se cachait ce qui devait être pour tous le trésor véritable. Elle connaissait l'échelle des valeurs. »

    Je comprends le scepticisme de certains à la lecture, tant que les arguments ne sont pas benêts et de mauvaise foi. L'appréciation d'un livre peut tenir, cela va de soi, principalement du degré engendré de sensibilité artistique, lequel demeure totalement subjectif, donc peu sujet à développements, certes. Il est cependant inconcevable de ne pas reconnaître une nature artistique, à quelque degré que l'on soit. Ce n'est pas parce que l'on n'aime pas les épinards que ce ne sont pas des légumes. Le phénomène ici s'accroît visiblement du fait de la forme, tout à fait originale, en son sens premier, et s'inscrivant dans le courant du Nouveau Roman. Officiellement, les conventions voudraient qu'il s'agisse d'un recueil de textes, ou de récits, mais c'est rendre hommage à toutes les convictions de l'écrivaine que de clamer haut et fort l'attrait romanesque de ces bribes expérimentales.

    « Préface
    J'ai commencé à écrire Tropismes en 1932. Les textes qui composaient ce premier ouvrage étaient l’expression spontanée d’impressions très vives, et leur forme était aussi spontanée et naturelle que les impressions auxquelles elle donnait vie. »

    C'est un roman, oui, et là se trouve toute la difficulté dans l'abordage. Il faut savoir consigner les termes, les faire cohabiter, et ce n'est pas simple. En effet, on a ici un roman qui n'a cure des codes, qui ne contient donc ni personnages, ni intrigue, ni fil conducteur, ni souci de l'interprétation : tout est plus ou moins aléatoire, comprimé, exprimé vaguement, et c'est là tout l'exercice de style.

    « Ils le prenaient et ils le trituraient, le retournaient en tous les sens, le piétinaient, se roulaient sur lui, se vautraient. Ils le faisaient tourner, et là, et là, et là, ils lui montraient d’inquiétants trompe-l’œil, des fausses portes, des fausses fenêtres vers lesquelles il allait, crédule, et où il se cognait, se faisait mal. »

    Je copie ici le plan de l'ouvrage proposé par Wikipédia, qui m'a semblé tout à fait alléchant — l'ayant lu avant les Tropismes — et en même temps totalement décalé en ceci qu'il tente de deviner un squelette là où n'est qu'amas de chairs éparses. Attention, risque de spoil.

    I: Une foule se trouve devant des vitrines.
    II: Un homme souffre de la médiocrité de pensée de son entourage.
    III: Dans le quartier du Panthéon, des personnages solitaires, sans souvenirs, sans avenir, sont heureux.
    IV: Un étrange ballet verbal, cruel et ludique, se déroule entre un homme et quelques femmes ;
    V: Une femme est figée dans l'attente.
    VI: Une femme impérieuse écrase autrui sous le poids des choses.
    VII: Une femme parle et souffre de se sentir jugée par un homme qui ne parle pas.
    VIII: Un grand-père, qui promène son petit-enfant, exerce sur lui une protection étouffante, et lui parle de sa mort.
    IX: Un homme parle à une femme pour qu'elle ne parle pas.
    X: Des femmes jacassent dans un salon de thé.
    XI: Une femme est assoiffée d'«intellectualité».
    XII: Un professeur du Collège de France vide «de leur puissance et de leur mystère» Proust et Rimbaud.
    XIII: Des femmes sont acharnées à traquer une pièce de tissu.
    XIV: Une femme sensible, croyante, s'attire les brusqueries d'autrui.
    XV: Une jeune fille est heurtée par les inepties du vieillard qu'elle admire.
    XVI: Un vieux couple mène une vie résignée.
    XVII: Un jeune couple est en promenade avec son enfant.
    XVIII: Dans la quiétude d'un cottage anglais, «une demoiselle aux cheveux blancs» attend l’heure du thé.
    XIX: Un faible, malmené par autrui, se laisse faire.
    XX: Un homme est rassuré et étouffé par les femmes qui l'entourent depuis son enfance.
    XXI: Une femme trop sage est traversée par le désir soudain de fuir et de choquer.
    XXII: Un homme se défend d'être attiré par les objets.
    XXIII: Une femme, malgré elle, rejoint le cercle de sa famille qu'elle méprise.
    XXIV: Un homme est victime de l’hostilité silencieuse de son entourage.

    Une lecture que j'ai préférée à Ouvrez et qui me semble très appropriée pour aborder l'œuvre de ce génie incompris — heureusement, pas de tous — qu'est Nathalie Sarraute.

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  • Fictions


           

    Titre : Fictions

    Auteur : Jorge Luis Borges

    Première parution : 1944

    Édition lue : Folio

    SYNOPSIS

    « Sans doute y a-t-il du dilettantisme dans ces Fictions, jeux de l'esprit et exercices de style fort ingénieux. Pourtant, le pluriel signale d'emblée qu'il s'agit d'une réflexion sur la richesse foisonnante de l'imagination. Au nombre de dix-huit, ces contes fantastiques révèlent, chacun à sa manière, une ambition totalisante qui s'exprime à travers de nombreux personnages au projet démiurgique ou encore à travers La Bibliothèque de Babel, qui prétend contenir l'ensemble des livres, existants ou non. La multitude d'univers parallèles et d'effets de miroir engendrent un "délire circulaire" vertigineux, une interrogation sur la relativité du temps et de l'espace. Dans quelle dimension sommes-nous? Qui est ce "je" qui raconte l'invasion de la cité dans La Loterie de Babylone ? En mettant en vis-à-vis le Quichotte de Ménard et celui de Cervantès, lit-on la même chose ou bien la décision de redire suffit-elle à rendre la redite impossible ? Il n'est pas certain que l'on ait envie d'être relevé du doute permanent qui nous habite au cours de cette promenade dans Le Jardin aux sentiers qui bifurquent. On accepte volontiers d'être les dupes de ces Artifices, conçus comme le tour le plus impressionnant d'un prestidigitateur exercé. — Sana Tang-Léopold Wauters. » 

     

    Jorge Luis Borges, de son nom complet Jorge Francisco Isidoro Luis Borges Acevedo, est un écrivain argentin de prose et de poésie, né le 24 août 1899 à Buenos Aires, et mort à Genève le 14 juin 1986. Ses travaux dans les champs de l'essai et de la nouvelle sont considérés comme des classiques de la littérature du XXe siècle.

    « Une doctrine philosophique est au début une description vraisemblable de l'univers ; les années tournent et c'est un pur chapitre — sinon un paragraphe ou un nom — de l'histoire de la philosophie. »

    Il est difficile pour moi d'aborder la chose convenablement, puisque toute la lecture m'a posé beaucoup de problèmes liés à des questionnements métaphysiques et déconnectés — enfin, en lisant, on se dit que tout peut être relié, au final... Il faut prendre du temps pour lire ce recueil de très courtes nouvelles, il faut prendre du recul. C'est une littérature à ricochets, irrégulière, dense, très référencée sans pour autant en devenir abstruse, qui déracine les lois du fantastique en incluant une facette philosophique, mais centrée sur les lettres. Il y a un rapport au genre totalement innovateur, décalé, que les successeurs notables de Borges, comme Cortázar, Bolaño ou Cercas, poursuivront.

    « Ce que fait un homme c'est comme si tous les hommes le faisaient. Il n'est donc pas injuste qu'une désobéissance dans un jardin ait pu contaminer l'humanité ; il n'est donc pas injuste que le crucifiement d'un seul juif ait suffi à la sauver. »

    Le recueil est divisé en deux parties : Le jardin aux sentiers qui bifurquent et Artifices. Je n'ai pas eu de préférence entre ces deux délimitations : j'ai découvert des perles un peu partout, bien que j'aie pu trouver par moments le style plus affirmé dans les Artifices. Borges a l'art de dépayser ; il emprunte les chemins qu'il chérit le plus : les références littéraires foisonnantes — et la plupart du temps fictives, c'est-à-dire que la référence elle-même fait partie de la fiction, voire est à elle seule la fiction (je pense notamment à l'Examen de l'œuvre d'Herbert Quain dans Le jardin aux sentiers qui bifurquent, que j'ai particulièrement apprécié, où semble développée une simple critique littéraire d'un auteur à succès, alors que cet auteur n'existe pas. La nouvelle est fantastique parce que toute l'approche littéraire engagée est purement imaginaire ; j'ai trouvé cela remarque.) — ; on a ensuite les thèmes de la métaphysique et de la théologie (exemple concret dans Tlön, Uqbar, Orbis Tertius, nouvelle que j'ai également beaucoup aimée, ou encore dans Trois versions de Judas), où certains sens et acquis sont détruits pièce par pièce ; s'introduisent aussi les sujets plus spécifiques des labyrinthes, récurrents dans tout le recueil (Les ruines circulaires, ou Le jardin aux sentiers qui bifurquent — en tant que nouvelle —), ou encore de l'infini (tissant la trame de récits comme La bibliothèque de Babel).

    « L'histoire, mère de la vérité ; l'idée est stupéfiante. Ménard, contemporain de William James, ne définit pas l'histoire comme une recherche de la réalité mais comme son origine. La vérité historique, pour lui, n'est pas ce qui s'est passé ; c'est ce que nous pensons qui s'est passé. Les termes de la fin — exemple et connaissance du présent, avertissement de l'avenir — sont effrontément pragmatiques. »

    Je pense que c'est là une écriture expérimentale, du moins une approche du fantastique particulière — certains considèrent Borges comme "l'inventeur de la fiction philosophique". Le tout reste assez accessible ; même si l'écriture est très riche, elle peut presque reposer dans certains récits, si tant est qu'ils suivent d'autres plus ardus et philosophiques, où l'on doit faire acte de chaque membre de phrase si l'on veut suivre le déroulement correctement.

    « J'ai toujours imaginé le paradis comme une sorte de bibliothèque. »

    Un très grand et célèbre recueil, classique de la littérature hispanophone et fantastique, à lire, du moins à avoir lu, quoique les commentaires négatifs sur l'œuvre de Borges se fassent rare du fait de sa popularité. La formulation de la quête du savoir, de la question de l'érudition et de la place dans l'univers restreint qu'est la société, celle de l'homme en général, reviennent perpétuellement. Cet homme labyrinthique, si l'on peut dire, déploie une force extraordinaire à conter les lettres et les connaissances, couplée d'une inventivité sans pareille. Pour finir, il me semble important de préciser que ce sont les nouvelles Le miracle secret et La bibliothèque de Babel ici présentes qui ont inspiré à Umberto Eco, fervent admirateur, son best-seller Le nom de la rose, qui lui a valu nombre d'honneurs et de critiques positives. On y trouve un florilège d'évocations peu voilées du recueil de Borges, à commencer par l'auteur lui-même, matérialisé en un bibliothécaire aveugle qui s'avèrera être en quelque sorte le contraire de sa personne : Jorge de Burgos. Selon María Kodama, ancienne assistante de l'écrivain, il serait conseillé à qui aspirerait à plonger dans l'art borgéen de débuter par Le livre de sable (datant de 1975), Les Conjurés (1985) et Le rapport de Brodie (1970). Néanmoins, de très nombreux connaisseurs s'accordent à dire que Fictions est un des — sinon le — recueils les plus aboutis et représentatifs de cette déclinaison passionnante du fantastique...

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  • La chatte


             

    Titre : La chatte

    Auteure : Colette

    Première parution : 1933

    Édition lue : Le livre de poche (2004)

    SYNOPSIS

    « Le roman relate la passion d'un jeune homme, Alain, pour son animal de compagnie, Saha, une fascinante chatte de la race des Chartreux.

    Jeune marié, il reste impénétrable aux yeux de sa femme, Camille, qui se prend de jalousie pour la chatte, la favorite insurpassable.

    Dès lors, pour l'amoureuse délaissée, aucun procédé ne sera trop brutal pour écarter l'animal de son chemin. » 

     

    Sidonie-Gabrielle Colette, dite Colette, née le 28 janvier 1873 à Saint-Sauveur-en-Puisaye (Yonne) et morte le 3 août 1954 à Paris, est une femme de lettres française, connue surtout comme romancière, mais qui fut aussi mime, actrice et journaliste. Après Judith Gautier en 1910, Colette est la deuxième femme élue membre de l’Académie Goncourt en 1945. C'est son premier mari qui la poussera à écrire la série des Claudine, sa première concrétisation littéraire.

    « Les fautes de chat sont des sortes d’erreurs sportives, des défaillances imputables à l'état de civilisation et de domestication... Elles n'ont rien de commun avec des maladresses, des brusqueries presque voulues... »

    Je lis beaucoup certains auteurs en ce moment, vous l'aurez remarqué, et les feus verts pleuvent littéralement... C'est triste, l'enjeu pour moi étant d'être avant tout critique, mais je ne peux que m'incliner devant de tels ouvrages. Je choisis peut-être trop bien mes lectures. D'un autre côté, je me vois difficilement acheter un navet pour en faire une tout aussi mauvaise critique pour la doubler d'un beau feu rouge...

    « Je te répondrai que je tiens à Saha, que ta jalousie serait la même à peu près si j'avais gardé une chaude affection pour un ami d'enfance. » 

    On a ici un court roman de cent cinquante pages environ, qui met en scène un ménage dévasté par la seule présence d'un animal : le chat, et ainsi les rapports qu'ils entretiennent avec ce futur « maudit félin », avec toutes les extrémités qui s'ensuivent. À ce sujet, je trouve dommage que l'édition que j'ai lue et dont la couverture est imagée plus haut, livre des informations capitales sur une des seules actions présentes dans ce roman — il faut savoir que les romans de Colette sont bien souvent très statiques et misent l'intrigue entière sur un ou deux événements crucial/aux. Je n'ai donc pas recopié la quatrième de couverture, vous pouvez cependant aller la chercher ailleurs, mais je vous le déconseille en ce sens qu'il s'agit d'un odieux spoiler. Il est compréhensible toutefois (arguments de vente...).

    « Lorsqu'en changeant de posture Alain lui retira son bras, elle reçut de lui une caresse inconsciente qui, glissant par trois fois sur sa tête, semblait habituée à lisser un pelage plus doux encore que ses doux cheveux noirs. »

    Alain se désintéresse totalement de sa femme, Camille, le phénomène s'aggrave et celle-ci devient jalouse de la belle et douce Saha. L'écriture, comme toujours, est extrêmement fine, ici je l'ai trouvée presque inquiétante par moments... Un Stephen King se cachait en Colette, c'est certain. Je ne peux concevoir que la beauté des passages descriptifs de Colette puisse lasser quelque lecteur que ce soit, c'est tout bonnement inimaginable. Adoratrice des animaux, elle avait pour habitude d'écrire en leur compagnie, et à présent de les insérer dans ses romans d'une main de maître — celui des relations conjugales notamment, la dimension psychologique de l'œuvre étant assez manifeste.

    « Mais elle ne pouvait pas comprendre que l'humeur sensuelle de l'homme est une saison brève, dont le retour incertain n'est jamais un recommencement. »

    Un très bon et félin moment passé entre les lignes de cette grande écrivaine. La forme et l'intrigue, très originaux, nous transportent au cœur d'un monde banal mais enjolivé de toutes parts par une laideur camouflée en ornement...

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