• Premier amour

    ★ ★ ★ ★ ★

    1945 (édition de 1970)

    Encore un texte très court, d'une soixantaine de pages, que l'on peut appeler roman, nouvelle, micro-nouvelle, bribe, récit en prose, etc.. Le titre est emprunté à la nouvelle d'Ivan Tourgueniev écrite en 1860. C'est l'histoire d'un jeune homme qui tombe amoureux d'une jeune fille. Le père du jeune homme aussi. La fin, tragique, teinte le texte en grande partie de pessimisme romantique. Il faut préciser que Beckett a écrit en français.

    « Cela devait être son premier. »

    La prose retrouvée, encore, toujours, de Beckett. M'enchante. C'est un homme associable, pouponné à l'extrême dans son ancienne vie, qui vient de perdre son père. Il essaie de résister, de survivre et c'est sur un banc que son premier amour l'accoste : une prostituée... Il s'installe dans son appartement. Et tout recommence. Lapidaire, la plume crache, comme à chaque fois, tout en affichant, sciemment ou non, une part incontestable de poésie — graveleuse mais digeste. Ces pensées ainsi larguées en plein air, sans histoire, avec une petite trame, seule ; ces pensées obscènes, licencieuses et misanthropes, qui ne font pas vraiment réfléchir : l'enjeu étant d'apprendre à se laisser porter. Il faut avoir confiance en Beckett. C'est parfois compliqué.

    « Mais quelle importance, la manière dont les choses se passent, du moment qu'elles se passent ? »

    Cet homme, ce bébé qui inspire le dégoût et la pitié, ce parangon de la misère, comme un archétype ; il est repoussé vers les jardins les plus ténébreux de sa nature, et cela tout en restant allongé sur un canapé. Seulement en contant. En crachant. En distillant son venin à travers les mots. Chaque petite ligne est un coup de poignard dans le dos de la vie. Comment expliquer le titre ? Eh bien, ce sont deux personnes qui le découvrent pour la première fois. Sans grand intérêt. Sans appréhension particulière. Des pantins désarticulés, blasés des passions, désirant seulement survivre : des animaux. Le style d'écriture se rabat sur son commencement, se déshabille à la manière de la protagoniste, lentement ; de même pour l'humanité qui, elle, est en plus maltraitée, remise en question.

    « Le tort qu'on a, c'est d'adresser la parole aux gens. »

    Ce premier amour a donné lieu à de nombreuses adaptations, dont je te conseille particulièrement celle de Roch Aubert du Théâtre de Fortune. Il n'y a qu'un court extrait sur Youtube, mais je pense que cela doit être entièrement visible sur leur site internet.

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  • Le monde et le pantalon suivi de Peintres de l'empêchement

    ★ ★ ★ ★ ★

    1989 — * Le Monde et le pantalon. Écrit au début de 1945, à l'occasion des expositions d"Abraham et de Gerardus van Velde respectivement aux galeries Mai et Maeght. Première publication sous le titre La Peinture des Van Velde ou Le Monde et le pantalon, dans la revue Les Cahiers d’Art, 1945-1946, avec six reproductions noir et blanc d’Abraham van Velde et neuf de Gerardus. Son titre vient d’une plaisanterie reprise en 1957 dans Fin de partie et cité en exergue :
     
    LE CLIENT : Dieu a fait le monde en six jours, et vous, vous n’êtes pas foutu de me faire un pantalon en six mois.

    LE TAILLEUR : Mais, Monsieur, regardez le monde, et regardez votre pantalon.

    * Peintres de l’empêchement. Article sur Bram et Geer van Velde. Première publication dans la revue Derrière le Miroir, n°11-12, juin 1948.

    À travers sa plume toujours déroutante, Beckett adopte ici un ton plus sérieux, plus penseur, plus ouvert, de mon impression : on est moins enfermé dans une boucle de déflagrations textuelles, dans un monde parallèle. Il apporte des réflexions sur l'art, des réflexions précises, arguées, appuyées, répétées, plus particulièrement sur la peinture, le rapport à la subjectivité : en début d'ouvrage, il explique que ce qu'il va dire ne regarde que lui et, ne se prenant qu'à demi au sérieux, il continue sur cette lancée en qualifiant son propos de « défiguration verbale » :

    « Ce qui suit ne sera qu'une défiguration verbale, voire un assassinat verbal, d'émotions qui, je le sais bien, ne regardent que moi. Défiguration, à bien y penser, moins d'une réalité affective que de sa risible empreinte cérébrale. »

    Il n'y a donc pas de mauvaise peinture : tout est affaire de goût. Ce combat que mènent, selon lui, les frères van Velde, par le biais de la peinture et de l'interprétation qu'ils en font — celle de privilégier la condition humaine dans son état sobre, totalement dénudé, sans outillage aucun — a attrait à celui qu'il mène lui-même par le biais de la littérature. Ainsi, il n'est pas de mauvais livre : tout est affaire de goût... Toute cette plaidoirie peut ainsi s'interpréter de différentes façons : Beckett, certes, développe sa pensée au sujet des tableaux de ces artistes qui lui font beaucoup de sensations, mais de cette façon il peut également exposer sa propre vision de l'art en défendant les mêmes convictions, les mêmes techniques, les mêmes centres d'intérêt, et de fait les mêmes buts.

    « On ne fait que commencer à déconner sur les frères Van Velde. J’ouvre la série. C’est un honneur. »

    C'est très impressionnant de découvrir un Beckett avec un peu de raison — c'est si rare ! — et plein de réflexions. Le tout marche aussi bien que d'habitude, ce qui me donne vraiment envie de lire son essai sur Proust. Je suis très curieux de voir comment il aborde la chose, comment il la maîtrise. C'est évident, qu'il la maîtrise, mais comment s'y prend-il pour réfléchir tout en conservant son style tout à fait particulier ? Le monde et le pantalon et Peintres de l'empêchement (ce dernier texte étant un rapide substitut du premier, une brève dissertation, si on veut, sur celui-ci) sont beaucoup plus accessibles que le reste de ce que j'ai pu lire jusqu'à maintenant, sans pour autant que les lignes perdent de leur habituelle saveur. L'étendue de la culture de ce monsieur m'étonnera toujours...

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  • L'Image

    ★ ★ ★ ★ ★

    1988

    L'Image est un texte extrêmement court (24 pages), en prose et que j'ai relu spécialement pour l'occasion. Il n'y a qu'une seule phrase, aucun signe de ponctuation. Seulement des mots, encore des mots, toujours des mots, ceux de Beckett, accrochés comme il faut, avec sa recette, son art, son talent, comme d'habitude, de transporter. De ce fait, il n'y aura pas de citations.

    La lecture est comme une corde à laquelle il faut perpétuellement s'accrocher pour ne pas tomber, pour ne pas plonger dans une noirceur totalement automatisée, un gouffre que l'on traverse aveuglément, guidé par des voix, des envies, simplement. L'état primaire, brut, du texte, dont la définition est revisitée. Qu'est-ce ? Une micro-nouvelle, un fragment, un poème ? Ou un roman ? Pourquoi n'en serait-ce pas un ? Le début et la fin sont clôturés, cloisonnés, au milieu il y a comme une histoire, un fil, une description continue ; il y a de l'action dans l'inaction : encore une fois, c'est purement indescriptible. Pour moi, c'est un roman. L'idée que c'en soit un m'excite énormément, d'ailleurs : en tant qu'écrivain, j'ai l'impression que tous les carcans explosent avec Beckett, que maintenant tout est remis en question, que tout devient permis... Beckett, en plus de pousser le récit dans ses retranchements les plus basiques et les plus jouissifs — je n'ai pas d'autres mots —, semble perpétuellement m'inciter à oser.

    C'est très voluptueux, fin, profond, et cru en même temps, comme toujours et je me répète. Pourtant, j'adore me répéter à ce propos. Je ne m'en lasserai jamais ! Je ne pense pas que je puisse décrire quoi que ce soit. Il faut se dire que ce texte est une salle blindée dont on ne ressort pas vraiment, du moins pas dans le même état que celui avec lequel on est entré. Et de fait, il faut entrer et voir par soi-même. Mais en ressortant, il sera toujours impossible de décrire...

     

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  • Les Os d'Écho et autres précipités

    ★ ★ ★ ★ ☆

    1928-1935

    À nouveau de la poésie. Mais ce n'est pas la poésie de 75. C'est la toute première poésie beckettienne, celle qui se cherche encore un style, une horizon, une ligne de conduite. Les deux ouvrages que j'ai lus précédemment, Poèmes et mirlitonnades ainsi que Mal vu mal dit participent à la réalisation aboutie de l'identité littéraire de Samuel Beckett. Ce recueil-ci est tout à fait différent.

    « les crapauds de nouveau en vadrouille
    se faufilant vers leurs pièges
    les contes de fées de Meath sont terminés
    alors dis tes prières et va te coucher
    avant que les réverbères commencent à chanter derrière les mélèzes,
    tes prières
    auprès de ces genoux de pierre
    et puis bisous d'adieu sur les os
     »

    Comme l'explique magistralement bien la traductrice attitrée de Samuel Beckett, Édith Fournier, la compagne de Michel Moreau (elle a publié trois romans, plus récemment, aux éditions de l'Homme, n'hésitez pas à y faire un tour), Beckett a encore des accents particuliers, il tend à délier la langue mais n'a pas la même assurance que vers la fin de son œuvre, à sa troisième et dernière période d'évolution. Il place en outre nombre de références bibliques, mythologiques, artistiques, ..., en témoins de son immense culture, à travers ses vers, ce qui laisse parfois tomber le lecteur que je suis sous ce florilège intraitable de références. J'ai énormément apprécié, à ce propos, le prologue de cette traductrice qui écrit et explique clairement ce qui se passe entre ces pages, ce qui se passera, ce qui s'est passé. Un flashback. Un rappel de ce qui suit. Une historienne, en quelque sorte, de Beckett, qui le présente admirablement. Si vous êtes tenté par ce recueil et un habitué du saute-prologues, je vous conseille vivement de lire celui-ci et de faire une exception, comme je l'ai fait moi, parce que c'est très instructif sur sa personne et aide considérablement à comprendre les rouages de cette mythique et contentieuse écriture. À non plus la délier, mais la lier, justement, pour en faire un hachis qui puisse respectablement se lire... c'est là tout le défi du parcours de la bibliographie de Beckett, un défi que je me suis lancé peut-être trop ingénument, sans soupçons aucun du moins quant au fin mot de cette histoire.

    « DA TAGTE ES
    rachète les succédanés d'adieux
    dans ta main le drap filé comme un fleuve
    toi qui as largué toutes amarres
    et le miroir sans buée au-dessus de tes yeux »

    J'allai donc de surprises en surprises, j'y suis toujours, ma progression durant... Je sens que le sens profond m'apparaît peu à peu, mais il reste toujours flou. Une lumière lointaine qui attire. Mais trêve d'égarements. On a donc ici un recueil de poèmes que j'ai appréciés par leur richesse, une richesse dont je n'aurais jamais suspecté la présence dans un livre de Beckett... Comme quoi ! Il y a, comme on l'a dit plus haut, nombre d'évocations bibliques, des expressions, de l'introduction d'allemand, aussi. Il faut se l'expliquer : tout est détaillé en fin d'édition. Cependant, une chose m'a démangé. Certains poèmes, comme les deux derniers, Les Os d'Échos ainsi que Da Tagte Es, m'ont semblé courts et m'ont fait penser à ceux de Poèmes et de mirlitonnades (dont tu trouveras la chronique ici). Ceux-là, je les ai jugés fort appréciables. À l'inverse, beaucoup de suites (Serena I, II, III par exemple) de poèmes, de raccords sans en être, au final, puisque ce sont des fragments indépendants en un certain sens, m'ont paru assez ennuyeux et dénotaient par rapport à ce que j'avais pu lire. Certaines phrases, expressions, vers, lignes, restent totalement géniaux et j'y ai totalement adhéré. D'autres, moins.

    « canicule divine baromètre au beau fixe
    tout doux, Scarmilion, tout doux, tout doux,
    déposez son Huysum sur la boîte
    gare à l'imago, c'est lui
    qu'elle entende inévitable, inévitable qu'elle voie
    tout le monde à bord, toutes âmes
    en berne, oui-da capitaine

    ah, non
    »

    Cela reste tout de même un grand moment dans une vie de lecteur, vraiment. Il faudrait que cela s'écrive, enfin, pour chacun. Il faut que chacun essaie. J'essaie :

    De la sueur qui perle sur les doigts, sur les fronts, se dessine la pâleur d'une incompréhension, et le lecteur, gobé par son bien matériel — là est le vice, là est l'éclat, le fracas —, ne sait que faire, que dire. Que lire. Samuel Beckett écrase le lecteur comme un vulgaire insecte. Puis Samuel Beckett lui offre la lune qu'il accroche sur un trottoir. Enfin, Samuel Beckett s'en va.

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  • Mal vu mal dit

    ★ ★ ★ ★ ☆

    1980

    Je retrouve la prose et c'est beau, et cela me fait bouillir encore, toujours ; je cherche à décrocher, parfois, pour mieux m'en dégager, j'ai envie de profiter, de savourer aveuglément chaque mot, chaque ligne, chaque expression, chaque ironie, chaque description, chaque peinture textuelle. Une description, c'est ce qui qualifie le mieux cet ouvrage : une description avec des sous-niveaux, des succursales, d'autres poupées russes plus petites. Tout renvoie au tout qui fait que les détails sont l'ensemble et l'ensemble le détail. J'adhère. Je plonge.

    « A la reprise la tête est sous la couverture. Cela ne fait rien. Plus rien. Tant il est vrai que le réel et — comment dire le contraire ? Enfin ces deux-là. Tant vrai que les deux si deux jadis à présent se confondent. Et qu'au compère chargé du triste savoir l’œil ne signale plus guère le désarroi. Cela ne fait rien. Plus rien. Tant il est vrai que les deux sont mensonges. Réel et — comment mal dire le contraire ? Le contrepoison. »

    C'était un peu moins appréciable que sa poésie. On sent tout de même que le tournant du dénuement total a pris chez Beckett, que la dernière phase de sa recherche littéraire est atteinte, que tout est extrêmement léché (ou extrêmement peu, ce qui, avec ce style, reviendrait au même dans une certaine mesure). J'avais envie de dire : "il faut savoir l'apprécier tout en en conservant bien le sens", mais je me dis une fois encore que ce n'est que fumée. Pourquoi vouloir s'imposer un mode de lecture, une conduite ? Personnellement, j'ai toujours du mal à le suivre à la racine, à extirper l'image, à me dégager des mots qui, assemblés, me subjuguent. Alors je me dis que je devrais arrêter d'essayer et lire comme je l'entends : en profitant pleinement de la plume. En pensant, j'ai l'envie de relire, déjà, qui me prend.

    « De sa couche elle voit se lever Vénus. Encore. De sa couche par temps clair elle voit se lever Vénus suivie du soleil. Elle en veut alors au principe de toute vie. Encore. Le soir par temps clair elle jouit de sa revanche. A Vénus. Devant l'autre fenêtre. »

    Je recopie ici le commentaire de l'édition (éditions de Minuit) — qui, soit dit en passant, est très agréable —, lequel m'a semblé très instructif et en même temps totalement à côté de la plaque. Il propose en effet une interprétation du texte que je trouve inutile, Beckett appelant, à mon sens, à s'en faire une à chaque nouvelle lecture.

      « Fasciné par le principe du philosophe irlandais Berkeley selon lequel « être c’est être perçu », Samuel Beckett l’applique ici, dans Mal vu mal dit, à l’acte d’écriture. Si le décor – un cabanon situé dans la caillasse d’une lande irlandaise – est relativement facile à planter car la nature, les couleurs, les objets, se laissent percevoir et décrire, comment peut-on percevoir les êtres ? Va-t-elle se laisser voir, se laisser dire, ou bien va-t-elle demeurer indicible, cette vieille femme vêtue tout de « noir immaculé », qui ne quitte sa masure et ne s’aventure à fouler l’herbe grise que pour aller visiter une tombe d’un « blanc hurlant » ? Avec quel regard parvenir à la saisir ? Un conflit s’instaure entre pensée et vision, entre ce que voit, ou croit voir l’œil ouvert, acharné, aux aguets, et ce que voit l’œil enfin fermé, paupières closes pour que puissent naître les « chimères » lorsque « l’œil couve sa pitance. Assoupi dans son noir à lui ». Tantôt la vieille femme est immobile, vue sous tel ou tel angle précis, comme soudain figée par l’objectif d’un photographe ; tantôt elle est parcourue d’un frémissement, ses lèvres se meuvent en un sourire infime, la voici alors douée du mouvement que seule lui confère la pensée de celui qui la crée. Ces deux regards possibles s’embrument parfois et se troublent comme se trouble aussi le rythme des mots lorsqu’ils cherchent à cerner ces insaisissables que sont le réel et son « contrepoison » : l’imaginaire ».

     

    Il y a également une page wikipédia dédiée au livre qui tente de donner une courte interprétation (partie "Introduction à la lecture" et d'ailleurs, je trouve cela affligeant : me vient pour expliquer cet acte barbare le terme nouvellement usité de spoil, outre attentat à l'imaginaire), elle aussi — et maudits soient-ils ! —, mais qui, et c'est ce que j'en retiendrai, explique le principe d'écriture, les niveaux d'écriture, noués d'analyses syntaxiques et d'une sous-partie consacrée à l'humour. Pour les intéressés, en voici le lien.

    À chacun, maintenant, de s'en remettre à son contrepoison respectif. Bonne chance à tous.

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