• Série Beckett — Mal vu mal dit



    Mal vu mal dit

    ★ ★ ★ ★ ☆

    1980

    Je retrouve la prose et c'est beau, et cela me fait bouillir encore, toujours ; je cherche à décrocher, parfois, pour mieux m'en dégager, j'ai envie de profiter, de savourer aveuglément chaque mot, chaque ligne, chaque expression, chaque ironie, chaque description, chaque peinture textuelle. Une description, c'est ce qui qualifie le mieux cet ouvrage : une description avec des sous-niveaux, des succursales, d'autres poupées russes plus petites. Tout renvoie au tout qui fait que les détails sont l'ensemble et l'ensemble le détail. J'adhère. Je plonge.

    « A la reprise la tête est sous la couverture. Cela ne fait rien. Plus rien. Tant il est vrai que le réel et — comment dire le contraire ? Enfin ces deux-là. Tant vrai que les deux si deux jadis à présent se confondent. Et qu'au compère chargé du triste savoir l’œil ne signale plus guère le désarroi. Cela ne fait rien. Plus rien. Tant il est vrai que les deux sont mensonges. Réel et — comment mal dire le contraire ? Le contrepoison. »

    C'était un peu moins appréciable que sa poésie. On sent tout de même que le tournant du dénuement total a pris chez Beckett, que la dernière phase de sa recherche littéraire est atteinte, que tout est extrêmement léché (ou extrêmement peu, ce qui, avec ce style, reviendrait au même dans une certaine mesure). J'avais envie de dire : "il faut savoir l'apprécier tout en en conservant bien le sens", mais je me dis une fois encore que ce n'est que fumée. Pourquoi vouloir s'imposer un mode de lecture, une conduite ? Personnellement, j'ai toujours du mal à le suivre à la racine, à extirper l'image, à me dégager des mots qui, assemblés, me subjuguent. Alors je me dis que je devrais arrêter d'essayer et lire comme je l'entends : en profitant pleinement de la plume. En pensant, j'ai l'envie de relire, déjà, qui me prend.

    « De sa couche elle voit se lever Vénus. Encore. De sa couche par temps clair elle voit se lever Vénus suivie du soleil. Elle en veut alors au principe de toute vie. Encore. Le soir par temps clair elle jouit de sa revanche. A Vénus. Devant l'autre fenêtre. »

    Je recopie ici le commentaire de l'édition (éditions de Minuit) — qui, soit dit en passant, est très agréable —, lequel m'a semblé très instructif et en même temps totalement à côté de la plaque. Il propose en effet une interprétation du texte que je trouve inutile, Beckett appelant, à mon sens, à s'en faire une à chaque nouvelle lecture.

      « Fasciné par le principe du philosophe irlandais Berkeley selon lequel « être c’est être perçu », Samuel Beckett l’applique ici, dans Mal vu mal dit, à l’acte d’écriture. Si le décor – un cabanon situé dans la caillasse d’une lande irlandaise – est relativement facile à planter car la nature, les couleurs, les objets, se laissent percevoir et décrire, comment peut-on percevoir les êtres ? Va-t-elle se laisser voir, se laisser dire, ou bien va-t-elle demeurer indicible, cette vieille femme vêtue tout de « noir immaculé », qui ne quitte sa masure et ne s’aventure à fouler l’herbe grise que pour aller visiter une tombe d’un « blanc hurlant » ? Avec quel regard parvenir à la saisir ? Un conflit s’instaure entre pensée et vision, entre ce que voit, ou croit voir l’œil ouvert, acharné, aux aguets, et ce que voit l’œil enfin fermé, paupières closes pour que puissent naître les « chimères » lorsque « l’œil couve sa pitance. Assoupi dans son noir à lui ». Tantôt la vieille femme est immobile, vue sous tel ou tel angle précis, comme soudain figée par l’objectif d’un photographe ; tantôt elle est parcourue d’un frémissement, ses lèvres se meuvent en un sourire infime, la voici alors douée du mouvement que seule lui confère la pensée de celui qui la crée. Ces deux regards possibles s’embrument parfois et se troublent comme se trouble aussi le rythme des mots lorsqu’ils cherchent à cerner ces insaisissables que sont le réel et son « contrepoison » : l’imaginaire ».

     

    Il y a également une page wikipédia dédiée au livre qui tente de donner une courte interprétation (partie "Introduction à la lecture" et d'ailleurs, je trouve cela affligeant : me vient pour expliquer cet acte barbare le terme nouvellement usité de spoil, outre attentat à l'imaginaire), elle aussi — et maudits soient-ils ! —, mais qui, et c'est ce que j'en retiendrai, explique le principe d'écriture, les niveaux d'écriture, noués d'analyses syntaxiques et d'une sous-partie consacrée à l'humour. Pour les intéressés, en voici le lien.

    À chacun, maintenant, de s'en remettre à son contrepoison respectif. Bonne chance à tous.

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